> Sanctuaire Clamp Réflexions sur Clamp

La gloire de Clamp est indéniable et éternelle. Il n'a pas fallu longtemps au groupe pour atteindre les sommets, aux côtés de Rumiko Takahashi ou d'Akira Toriyama dans les classements de popularité, et ce dès 1990 au Japon... Les fan-clubs qui chantent la grandeur de leur groupe favori poussent comme des champignons (ouais, et encore je vous parle pas de la Clamp ML !), et ils sont constitués en majeure partie de filles. Mais qu'est-ce qui a bien pu démarquer à ce point Clamp du reste de la production nippone, pourtant déjà si géniale ?

Bien sûr, on serait tenté de s'écrier tout de suite: "la qualité des dessins !"... C'est tout à fait vrai, mais il faut tenir compte du fait que si Clamp ne s'était attardé que sur le graphisme, leurs mangas n'auraient sans doute pas eu autant de succès... Il ne faut pas oublier que nous sommes dans le domaine du shôjo manga, et que la mise en page est donc très importante, en particulier la gestion des dominantes. Kézako ?

Dans le manga féminin, la page n'est pas considérée de la même façon que dans les shônen mangas. "On veut l'égalité des sexes !", s'écrie soudain la page horrifiée... Non, rassurez-vous. Le concept est celui d'un support sur lequel viennent s'incruster les divers éléments de la narration: par exemple, une image principale est mise dans le fond, et la dessinatrice colle par dessus diverses vignettes représentant un autre plan, qui se déroule en général dans le même temps. Ou encore, on ne trouve que ces fameuses vignettes, flottant dans le vide... Ce "vide" si spécifique aux shôjo mangas et qui leur donne cette ambiance si particulière.

Si l'on veut s'en rendre compte d'ailleurs, les meilleurs exemples de BD pour filles "modernes" et trouvables en France sont celles de Yun Kôga (on en retiendra notamment Earthian et Genji, dont même les scenarii marquent par leur côté onirique très spécifique à l'âme féminine). Evidemment, il faudrait également citer des mangas plus anciens comme ceux de Riyoko Ikeda (Très cher frère, Lady Oscar...), mais la plupart du temps leur graphisme est plus brut et moins agréable à regarder. Mais l'effet donné à certaines pages de Versailles no bara n'en est tout de même pas moins frappant.

Mais revenons à Clamp. La notion de vide a été quasiment totalement remplacée par la notion de trame. Il faut dire qu'avec une assistante aussi zélée et talentueuse que la très jolie Satsuki Igarashi, on ne pouvait pas y échapper... Une simple page blanche deviendra donc, grâce à la magie de son travail, un immense dégradé du plus bel effet. Le résultat est vraiment su-per-be. Et il s'améliore au fil du temps, l'expérience aidant. Attention, ce n'est pas parce qu'un Shirahime shô est dépourvu de trames qu'il en est amoindri pour autant. Clamp y a appliqué sa plus belle règle, en se concentrant sur la narration et le scénario. Mais j'y reviendrai.

Le plus shôjo de tous les mangas de Clamp est sans nul doute Tôkyô Babylon, où les décors sont peu présents, mais Rig Veda possède également des atouts que n'a pas cette bande dessinée: par exemple, les personnages apparaissent souvent représentés sur toute la hauteur de la page quand on les voit pour la première fois (une constante du manga en général), ou quand ils changent de vêtements, chose qui est plus spécifique aux mangas pour filles comme on pourrait s'en douter.

Enfin, on ne va pas non plus s'embourber dans des comparaisons sans fin et sans intérêt. Il suffit juste de dire que Clamp a réussi à mélanger dans ses oeuvres le meilleur du shôjo manga avec les avantages du shônen manga (effets de découpage dans les scènes d'action, réalisme omniprésent dans le trait, etc)... Mais leurs bandes dessinées gardent tout de même leur appellation de "BD pour filles", à plus forte raison parce qu'elles sont publiées la plupart du temps dans des revues pour filles, et notamment South (pour TB) et Wings (pour Rig Veda), auxquelles ont toutefois participé des auteurs masculins connus, tels que Jôji Manabé, l'auteur d'Outlanders, avec son Totô ! Jamuka no daibôken.

Tout le monde a le droit de ne pas aimer le graphisme de Clamp. Certains n'arrivent pas à s'habituer aux nez des personnages, dont ne sont dessinées que les ombres quand on voit leurs visages de face (une manie dont Mokona Apapa, la dessinatrice principale, a tendance à se passer de plus en plus). D'autres se plaindront des épaules trop larges de Seishirô ou Taishakuten... Ou encore, dans leurs séries secondaires ou plus anciennes, certains regrettent que les trames ne soient pas plus présentes. Impossible en effet de nier qu'il y a une très nette amélioration entre les volumes 1 et 2 des séries Duklyon et Clamp gakuen tanteidan ! Choc garanti... Mais on ne pourra quand même pas leur reprocher de s'améliorer ! Et de toute façon, dans tous les cas le scénario est là pour rattraper l'oeuvre...

Comme dans un rêve sans fin...

Ainsi, chaque personnage a sa propre personnalité qui est rarement statique. Dans Tôkyô Babylon, Hokuto en est un exemple parfait: tout d'abord, elle symbolise le soin minutieux qu'accorde Clamp au look de ses personnages (elle change de fringue toutes les 4 minutes), soin qu'on retrouve également sur les magnifiques tenues traditionnelles des généraux et des femmes dans Rig Veda. Hokuto est de plus dotée d'une double personnalité: d'un côté, elle est complètement maboule, prête à faire n'importe quoi pour déclencher les rires autour d'elle. De l'autre, elle prend parfois un air grave dès qu'il s'agit de parler de son passé, ou de celui de l'homme dont elle se méfie le plus, et à juste titre, Seishirô... De simple "joyeux interlude", elle se transforme alors en héroïne passionnante.

Dans le volume 6, ainsi, elle sera plus souvent déprimée que joyeuse (elle commence à comprendre ce qui leur arrive !), mais encore une fois, il est impossible de prévoir à l'avance son humeur... Elle peut également passer du stade "sérieux" au stade "déluré" sans AUCUNE transition, par exemple en fin de page, dans une petite case où elle sera dessinée en SD (super-déformée), la plupart du temps avec son camarade de jeu Sei... On a également droit dans Rg Veda à cette absence de transition rendue célèbre par Rumiko Takahashi notamment. Citons par exemple la scène où Ashura est poussée à l'eau par Gigei, dans le volume 1, ou celle où Ten-ô est vu comme un petit chien, dans le tome 5. Ces passages détendent l'atmosphère et peuvent de plus porter un regard ironique sur les séquences qu'ils concluent: les auteurs rient peut-être de nous, pauvres lecteurs qui nous laissons emporter par la gravité du scénario, qui ressentons les émotions de ces personnages torturés, qui ne sont pourtant... que des dessins...

En fait, elles ont mâché le travail à Hideaki Anno quelques années avant qu'il nous serve sur un plat doré son piège à otakus, Evangelion...

Pour terminer sur les caractéristiques des mangas de Clamp, notons la récurrence de certains thèmes, comme celui du rêve, de l'onirisme. Dans X, l'une des protagonistes lit l'avenir à travers ses rêves, ce qui nous permet de nous rendre compte du talent de Nanasé Ohkawa et de Mokona Apapa pour dépeindre des scènes surréalistes très lourdes de sens. On n'est pas encore dans un tableau de Dali, mais on n'en est parfois pas loin. Toujours dans X, Kakyô, le dernier des Dragons de la Terre en date, s'est vu consacrer dans le plus grand secret un roman du plus haut intérêt (Yumegari, le chasseur de rêves), il est plongé dans le coma et il ne communique avec l'extérieur qu'à travers ses rêves... Logique, d'ailleurs: le personnage de Kakyô est né après l'acquisition par toute l'équipe de Clamp d'un adorable petit chat répondant au même nom et qui passe tout son temps à dormir ! Rien d'étonnant alors à ce que Kakyô, l'humain, soit affublé d'yeux de chat... Enfin, de nombreuses autres références à des rêves sont faites dans Tôkyô Babylon et Rig Veda, pour ne citer que ces chefs-d'oeuvre.

Un autre thème qui revient souvent est celui du Temps en lui-même. Mais quel Temps ? Il s'agit du destin, sujet principal de X, mais également une dominante de Rig Veda: Kuyô annonce, au début du manga, que les Six Etoiles feront tourner la roue du Destin du Monde Céleste. Ashura est persécutée par l'idée que si elle n'avait pas été là, le clan de Yasha n'aurait pas été détruit (sa mère lui rappelle en plus dans ses rêves - ben tiens - qu'elle aurait tout fait pour qu'elle ne vienne pas à la vie...), et Yasha-ô accepte sa destinée qui est d'être tué par celui qui l'a élevé. Et puis, on remarque facilement l'importance de l'Avenir et du Destin dans le cruel TB, mais aussi Cluster et Shirahime shô...

Le plus beau symbole du temps qui passe est la chute des fleurs de sakura, déterminante dans Tôkyô Babylon (c'est l'arme absolue de Seishirô, et son symbolisme emplit les cauchemars de Subaru), et très présente dans X (regardez dans le volume 1, quand on découvre la tante de Kamui qui jette un oeil dehors et pense "alors tu as fini par revenir..."). Le sakura, la fleur de cerisier et ses pétales, c'est tout un monde, toute une philosophie: celle de la beauté de l'inconstance, et de l'inconstance de la beauté. C'est cette philosophie qu'a adopté Nanasé Ohkawa...

Je suis certain que, comme moi, les membres de Clamp sont des adeptes du Hanami (l'extase mélancolique devant les cerisiers fleuris au printemps), mais aussi du Yukimi (la contemplation de la neige qui tombe), ainsi qu'on peut le voir dans Shirahime shô. Chez moi, la mélancolie engendre le plaisir...

Plaisir d'autant plus intense qu'il s'ajoute à un respect immense pour les scénarii de Clamp. Ohkawa est d'une extrême intelligence, et quand elle a commencé à élaborer les prototypes de ses futurs succès (Rig Veda, TB...) en "dillétante", elle s'est déjà attachée à en construire le scénario de bout en bout. Qui aurait pu prévoir que dans cette histoire d'un "destin établi", celui de Six Combattants qui vont se sacrifier pour sauver un Monde entier du joug d'un tyran soit-disant abominable, allait se terminer sur l'absolution totale de ce même tyran, qui au contraire n'agissait que dans le but d'empêcher l'héroïne du manga, la frêle et adorable Ashura, de détruire la Terre une fois qu'elle aurait atteint sa taille adulte et réveillé l'âme du Dieu Destructeur qui sommeille en elle !!

Qui aurait pu croire à la vue du premier tome de Tôkyô Babylon, un peu anodin il faut dire, que ses deux héros deviendraient les plus mortels ennemis du manga X, les deux représentants d'un monde déchiré, en proie au doute de l'amitié véritable, à la question de l'existence ou non de l'Amour, de la confiance ? Qui aurait pu penser que Seishirô était, bien au delà du monstre qu'il a bien voulu être dans le volume 7, ce personnage si ambigü de par le poids du passé qui traîne derrière lui ? Subaru ne veut pas le croire, mais la vérité sort de la bouche des enfants, et c'est le fantôme d'une fillette qui le lui dira tout à la fin du manga: Les gens qui font le mal... Je suis sûre qu'ils le font parce qu'ils sont tristes...

Tristes, pourquoi ? Parce que seuls. Seishirô n'a plus la force de se changer lui-même. Il n'a pas voulu de l'amour de Subaru. Il n'a pas pu le prendre, plutôt: il était trop tard... Rien ne l'empêche donc plus désormais de se détacher complètement de l'amour de ce monde, maintenant qu'il sait qu'on ne peut plus rien faire pour la rédemption de son âme... Un frisson me parcourt l'échine: et si Seishirô regrettait un passé dont il se souvient encore...? Un passé dans lequel loin d'être le tueur que l'on connaît, il partageait la sensibilité de Subaru ?


Et si le seul désir de Clamp était pour finir... De faire l'apologie de ce Mal contre lequel nous nous battons tous ? De nous montrer la beauté, le charme de l'Autre Monde ? Loin de l'approuver, Clamp sait seulement qu'on ne peut pas repousser cette partie de nous-mêmes... Tout comme Fûma dans X ne pourra jamais se débarrasser du BlackFûma qui sommeillait en lui jusqu'au jour où il se réveilla pour assassiner sa propre soeur... Expression concrète d'un fantasme inavoué ? Pas pour lui, bien sûr. On connaît son amour pour Kotori. Mais pourtant. C'est bien du fantasme de notre Planète qu'il s'agit. De l'engrenage qui enclenchera la grande bataille pour la sauvegarde de la Terre. Avec un message à la clé: c'est l'Homme qui est négatif pour la Terre, car il va au delà des Droits que la Nature a accordés à son evolution. La rédemption passe donc par le Mal. Contre toute attente.

Mais Ohkawa et Anno le savaient, eux.
Ils nous le rappellent depuis des années.


La révolution spirituelle a déjà frappé à nos portes...

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