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Le temps passant, l'homosexualité devient plus discrète dans le shôjo manga: de plus en plus présente dans l'ensemble des oeuvres, mais moins "remarquable" à l'intérieur de celles-ci... Les années 90 ont vu la consécration de deux auteurs féminins de manga: Yun Kôga et le groupe Clamp. La première est surtout connue pour ses deux publications (qui ne sont pourtant pas les seules) chez Shinshokan (éditeur des revues South et Wings), Genji et Earthian. Genji (magnifique manga au passage !) se déroule dans deux dimensions parallèles du Japon: la nôtre, de nos jours, et un monde fantaisiste où les Taira et les Minamoto (deux clans ennemis du moyen-âge) se battent en armures mais... dans des tanks ou avec des lance-flammes. Le héros est un garçon de dix-huit ans, Katsumi (oui, je sais, un prénom de femme en général !), qui court après l'ombre de sa petite amie Sakura et ira la rechercher jusque dans cette étrange dimension, mais nourrit également une relation "spéciale" avec Yoshitsune Minamoto, petit frère de Genji (l'alter-ego de Katsumi dans cet autre monde), et avec Kiyomori, un Taira qui lui voue un véritable culte. Il y a beaucoup trop de choses à dire sur cette série, je ne me risquerai donc pas à vous en donner un résumé hasardeux. On pourra en tout cas remarquer que le héros, de par son assez jeune âge, est intrigué par cet entourage qui lui veut tant de "bien", et se laisse faire par... curiosité.

Il existe un OAV en deux épisodes de 45 minutes, dessiné par Michitaka Kikuchi de Silent Möbius et reprenant les cinq premiers mangas. Un passage marquant du premier épisode nous montre Yoshitsune voler un baiser à Katsumi, comme s'il avait enfin la possibilité de témoigner à cette "réincarnation" de son grand frère toute l'affection qu'il n'avait pu lui donner. Katsumi accepte, avec réticence toutefois, ce baiser qui, comme il lui dit, lui fait comprendre "mieux que n'importe quelle déclaration" à quel point Yoshitsune aimait Genji. Mais il reste hétéro, puisqu'il continue à chercher son Amour éternel. Je trouve que Yun Kôga a utilisé d'une très belle façon cet "effet de mode" du shôjo manga... Notez que dans l'anime, Katsumi est doublé par Nozomu Sasaki, spécialiste des hommes effeminés. Il a par exemple donné sa voix à Shin des YST, ou à Chihaya, héros pas très macho d'Earthian. Quant à Clamp, leur Rg Veda (voir Namida 3) nous présente l'Androgyne-type, Ashura, qui n'est vraiment ni homme ni femme et est donc classé(e) dans la catégorie des personnages féminins par Animage et des personnages masculins par Anime V !!!

On peut dire la même chose de Nataku (dans X, toujours de Clamp), un être artificiel dépourvu d'identité sexuelle, d'apparence pourtant masculine mais qui renferme l'âme d'une jeune fille...

Ce ne sont que deux exemples de mangas pour montrer que l'homosexualité est la plupart du temps passée au second plan (remarquez, ça vaut peut-être mieux), toutefois il arrive qu'elle soit encore un élément déterminant du scénario. Reprenons donc l'exemple de Clamp, avec un autre de leurs succès, que je commence à connaître par coeur: Tôkyô Babylon. L'histoire se déroule de nos jours dans un Tôkyô monstrueux, étouffé par la masse de ses habitants et son aspect cosmopolite. Elle est centrée autour de trois personnages principaux: deux jumeaux (le garçon, Subaru, et la fille, Hokuto) androgynes (à moins que ce ne soit Subaru qui est trop effeminé, car Hokuto est une femme et ça se voit) descendant de la famille des Sumeragi, réputée pour les pouvoirs paranormaux que possèdent tous ses membres, et Seishirô Sakurazuka, un sympathique (à première vue !) vétérinaire qui a proposé à ses deux amis de vivre chez lui. Apparemment comme les autres, il se révèlera par la suite être le seul membre encore en vie du Sakurazuka-mori, clan des ténèbres ayant réuni de nombreux assassins dans le passé. Son regard, caché derrière ses lunettes, a le pouvoir de tuer, et il ne se gêne pas de le faire sur ceux qui lui barrent le chemin. C'est un être sadique qui prend plaisir à voir Subaru (très proche de Shun sur le plan de la sensibilité !!!) souffrir chaque jour en constatant les horreurs qui agitent la ville de Tôkyô.

Quel rapport avec l'homosexualité, me direz-vous ? Eh bien, il semblerait que la seule et unique raison pour laquelle il se soit impliqué dans la vie de Subaru est qu'il se nourrit de la tristesse des gens, et surtout de leur affection pour lui... Il se délecte à voir Subaru s'attacher progressivement à lui comme à un père. On pourrait le croire homosexuel, vu son comportement, mais ça n'est pas de l'amour, c'est de la haine... Un jeu d'amour et de haine entre un exorciste sensible et un vétérinaire sans pitié ! En fait, le manga est surtout axé autour de la vie quotidienne à Tôkyô au départ, en étudiant un aspect négatif de la ville (mise en parallèle avec Babylone) à chaque chapitre, mais par la suite on se concentre uniquement sur les sentiments de Subaru envers Seishirô. Dans le tome 6, Subaru se rend compte qu'il éprouve effectivement de l'amour envers son aîné, et ne sait pas quoi en penser... Il est incapable, semble-t-il, d'éprouver de l'amour pour une femme en particulier, c'est plutôt de la compassion qu'il ressent pour chaque homme ou femme à la détresse, et pourtant il a des sentiments envers ce mystère vivant... Et il en a peur, peur qui découle de son innocence. Il a peut-être peur de n'Aimer qu'une personne en particulier, au mépris des autres ? Il n'est pas prêt pour une quelconque relation, mais il ne pourra plus arrêter la marche du destin, qui va se terminer de façon tragique...

Il arrive encore que les relations entre hommes soient le sujet principal d'un manga. Pour terminer cette rapide revue, je citerai donc la série des Zetsuai, créée par Minami Ozaki. Elle traite également de la torture des sentiments non partagés - ou partagés, mais refoulés par peur de vivre une relation différente.

Zetsuai -1989- est un manga créé en 1989 (tant qu'à faire) par une dessinatrice découverte dans le monde des dôjinshi (manga amateur). Le style graphique de Minami Ozaki est très particulier, les visages et les corps sont très allongés, c'est même parfois difficile à supporter, mais ses illustrations en couleur sont en général plus sages dans les proportions. Il y a beaucoup d'onomatopées (vous savez, les katakana qui se baladent sur la page) dessinées de façon assez baclée et qui gâchent le résultat final, et enfin les visages ne sont parfois pas terminés. Cette vision des choses peut parfois être agréable (comme chez Yun Kôga), mais rarement ici. Toutefois, il ne faut pas tomber dans l'extrême: certaines planches sont magnifiques. Waouh... Je vous conseille les artbooks au passage, beaux à en mourir !

Les cinq volumes du manga, totalisant près de mille pages, nous content le début d'une amitié entre deux hommes que tout sépare sauf leur indépendance justement: Kôji Nanjô, jeune rock-star de seize ans au look d'enfer, et Takuto Izumi, footballeur amateur mais à l'avenir prometteur, qui ne joue que pour prouver aux autres sa valeur. En effet, il est victime d'un préjugé depuis qu'à l'âge de cinq ans, sa mère a assassiné son mari et a tenté de le tuer à l'aide d'un couteau, lui laissant pour la vie une énorme cicatrice à la hanche. On l'a internée en hôpital psychiatrique, et placé sous tutelle ses trois enfants, Takuto l'aîné, Serika sa petite soeur, et Yûgo, son petit frère, qui était alors nouveau-né. Les deux derniers étant trop jeunes pour se souvenir de quoi que ce soit, et n'étant pas présents lorsque leur mère a été prise de son accès de folie, ils n'ont pas été véritablement traumatisés et se sont bien intégrés à la société. Takuto, lui, n'aura jamais aucun ami...

Jusqu'au jour où il ramène chez lui ce fameux Kôji, qu'il a trouvé affalé parmi un tas de sacs-poubelle dans la rue, sous la pluie. Au réveil du chanteur, vous imaginez bien que leur première confrontation verbale n'est pas vraiment une réunion autour d'une tasse de thé ! Ils sont tous deux très agressifs. Pourtant, Takuto, qui n'est pas au courant de l'identité de son invité, s'intéressera de plus près à lui, et réciproquement... En fait, c'est Kôji qui fera le premier pas pour s'en faire un ami. En effet, il est fasciné par ce jeune garçon qui met toutes ses tripes dans sa passion qu'est le football... Il lui rappelle tant le seul amour de sa vie, une vision qu'il a eue il y a si longtemps, une fille qui jonglait elle aussi avec le ballon rond avec la rage d'un lion. Il ne lui faudra pas longtemps pour comprendre que c'était lui, cette fille... Tout le monde a bien le droit de porter les cheveux longs, non ? Mais quelle découverte pour Kôji... Qui est d'abord désemparé, mais il finit par accepter le fait. En fait, il est sans doute plus heureux d'avoir retrouvé celle (ou plutôt celui) qu'il aimait que malheureux de s'être rendu compte que c'était un homme !

Il faut bien comprendre la situation: Kôji Nanjô est parfaitement hétérosexuel (il a même une vie sexuelle des plus actives, normal pour un chanteur à succès), mais il n'a jamais ressenti d'amour pour ses conquêtes d'une nuit. Le sexe et l'Amour ne font pas toujours bon ménage. Sa rencontre avec Takuto va brouiller toutes les données, lui insuffler une nouvelle passion, mais une passion où les fantasmes sont très différents... Le manager de Kôji, le jeune et sympathique Katsumi Shibuya, se rend bien compte du danger de leur relation (surtout auprès des médias qui ne demanderaient qu'à profiter de l'occasion pour augmenter leur audimat ou leur tirage), et essaie de convaincre son poulain de ne pas aller plus avant, mais celui-ci ne l'écoute déjà plus et ira de plus en plus loin. Jusqu'au jour où la nouvelle tombe: Takuto a été remarqué et on lui demande de venir en Italie pour s'y entraîner plus sérieusement pendant trois ans.

Kôji, paniqué à l'idée d'être séparé aussi longtemps de celui qu'il aime, décide de tout lui dire et en profite pour tenter de le violer, ce qui m'a d'ailleurs étonné puisque c'est contraire à ses idéaux. Cette tentative de viol sera avortée quand il découvrira sa cicatrice. Prenant conscience de la plaie que Takuto doit avoir dans son coeur, il se met à pleurer et embrasse la peau déchirée de son ami, comme pour lui montrer qu'il l'accepte tel qu'il est, avec son traumatisme. Evidemment, après cette histoire, Takuto va se détacher volontairement de Kôji, mais celui-ci sera là quand un nouveau drame surviendra: le suicide de la mère de Takuto, alors qu'elle venait à peine de sortir de l'hôpital. La présence d'un ami lui était indispensable pour supporter cette nouvelle épreuve... Il finira par l'accepter, par accepter cette relation... Et se laisser quelque peu aller avec lui...

Zetsuai -1989- se termine ici. Durant le temps de parution de la BD, un Image Album (CD créé pour être écouté pendant la lecture du manga !) interprété par Shin-ichi Ishihara (le premier doubleur de Kôji) est sorti. Je vous conseille de vous jeter dessus si jamais vous le trouvez, mon avis (impartial) étant que c'est le plus beau CD de chansons jamais sorti... Rhaaa... Côté merchandising, ça continue avec tous les goodies possibles et imaginables, mais surtout avec un OAV de 45mn reprenant en condensé l'histoire du manga. De nombreuses scènes ont été supprimées, seules les plus importantes sont conservées, la scène de la tentative de viol a été épurée de tout artifice inutile (il est vrai que je n'aimais pas trop l'idée de voir Kôji attacher les mains de Takuto au lit !). Au final, je trouve le scénario de l'OAV plus "mûr" que celui du manga. Quant à la réalisation, elle est parfaite, confiée au studio Mad House, maison très sérieuse qui a une fort bonne réputation au Japon sur le marché de l'OAV. Le graphisme reste fidèle à celui du manga mais il est plus uniforme, beaucoup plus beau. La musique est de Kenji Kawai, et c'est l'un des chefs-d'oeuvre de cet auteur de talent. Elle est reprise dans son intégralité dans l'Original Soundtrack, qui contient également les chansons de Kôji interprétées par Shô Hayami. Je ne vais pas me lancer dans une analyse plus approfondie de l'OAV, je l'ai déjà fait en long et en large dans Namida 3 (bientôt sur ce site, bis !) et je n'aime pas trop me répéter...

Mais Zetsuai n'est pas fini ! En effet, Minami Ozaki a lancé une suite, Bronze, au rythme de parution lentissime - on a atteint péniblement le septième tome, où l'histoire est devenue très surréaliste, Kôji ayant même été jusqu'à se couper le bras pour prouver son amour à Takuto !!! On notera aussi que les membres de la famille de Kôji sont y ici plus présents. Le but de ce manga semble être de réunir nos deux héros, puisque Takuto s'y montre de plus en plus amical envers Kôji, au point de faire parfois le premier pas. C'est une histoire d'amitié de plus en plus puissante, que seule la mort pourra arrêter...

En matière de manga, on a aussi eu droit à Bad Blood, recueil reprenant toutes les histoires courtes de Minami Ozaki publiées dans le temps de parution de Zetsuai et Bronze. Je ne vous donne pas le nom des protagonistes, vous les aurez déjà devinés... Enfin, pour ce qui est du merchandising, on a eu deux superbes artbooks (Zodiac et G0D), un Image Album de Bronze (excellent, Shin-ichi Ishihara oblige), un double CD de dialogues (qui s'est très bien vendu), et un CD 3 titres sorti fin 93, Bronze Endmax - Katsuai. Ouf ! Ajoutez à cela un nouveau CD de Shô Hayami très récemment, mais je n'ai guère pu avoir d'infos dessus.

Qui pourrait accuser Minami Ozaki de créer des histoires peu complexes simplement basées sur l'homosexualité ? Personne. On a rarement vu personnages aussi torturés que ceux de Takuto et Kôji. Ce sont des gens comme les autres, qui ont la même conception de l'amour que les autres, mais... Le destin a fait qu'il se concrétise autrement pour eux.

On a donc pu voir que la diversité se retrouve également à l'intérieur-même de l'idée de relation homosexuelle: amour passager, amour éternel, amour torturé, amour superficiel, sadisme... En fait, c'est sans aucun doute parce que les lectrices japonaises considèrent cet amour comme un amour hétérosexuel exotique. D'où l'action se déroulant à Arles dans le cas de Kaze to ki no uta. Des amours entre jeunes hommes, si éloignées dans l'espace (la France !) et dans le temps (le 19ème siècle !), c'est si étrange, si beau... Ainsi, comme le disait un rédacteur des éditions San Shuppan: "L'amour entre garçons, dans un autre pays, c'est tellement éloigné du quotidien des jeunes Japonaises que ça ne les effraie pas, au contraire elles en tirent par procuration de l'expérience. Et elles trouvent aussi tout ça très mignon."

Mignon, mais pas réel. La réalité n'est pas aussi belle que dans les shôjo mangas, car les relations entre hommes n'aboutissent jamais à grand-chose. Le mariage est impossible, la relation est presque platonique, on ne voit presque jamais un couple d'hommes dans un même lit... Et encore moins en train de faire ce qu'ils sont réellement censés y faire (bon OK, ils n'y passent pas plus de temps qu'un autre couple, mais ce n'est pas aussi chaste que dans les mangas, quand même !). Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à me fixer comme ça tout d'un coup ? Vous voulez des détails ? Eh, un peu d'imagination, enfin ! (ou alors regardez Tenue de soirée...)

Pour conclure, je citerai le chroniqueur gay Yanagi Kawabata: "Oubliez la rudesse de la réalité, et continuez à fantasmer sur la beauté esthétique de l'amour homosexuel dans les shôjo mangas"... Le manga nous offre du rêve, de l'évasion, de la beauté, à nous de savoir l'apprécier sans préjugé...

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